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Un couple étonnant

, 08:00 - Lien permanent

A huit ans et demi, j'ai commencé à aller à l'école d'un bourg, situé à onze kilomètres de la ferme familiale. Auparavant, je suivais des cours par correspondance avec l'aide de ma grand-mère, car nous habitions à trois kilomètres de l'école de notre village et nous n'avions pas de voiture, juste deux vieux vélos d'adultes et un cyclomoteur. Le maire signait donc une dérogation pour que je sois scolarisée à la maison. Mais, en octobre 65, un autocar de ramassage scolaire pour les collégiens a changé la donne.

Après quelques démarches, j'ai pu emprunter cet autocar qui me conduisait chaque matin devant l'école primaire du bourg, dans le bon créneau horaire. Mais le soir, la petite écolière finissait ses cours trois quarts d'heure avant le passage de l'engin. Un bourrelier qui habitait, avec son épouse, une maison non loin de l'école et sur le trajet du dit autocar, nous a été recommandé par la maîtresse, comme personne de confiance pour m'accueillir durant la petite tranche de temps entre 16h 45 et 17 h30.

Courthézon_bourreliers.jpg, avr. 2025

Les bourreliers de Courthezon, pour illustrer l'article 

Le monsieur et sa dame habitait au bord de la rue, et nous descendions une marche ou deux pour accéder à leur couloir. Ensuite, sur la gauche, se trouvait l'atelier entièrement vitré du bourrelier, où se côtoyaient beaucoup de selles et de harnais, accrochés à des poutres ou aux pans de murs entre les vitres, ainsi que des sommiers, des matelas, des fauteuils et divers outils.  Tout ce gentil bazar m'amusait et au début j'essayais de tout regarder pendant que Monsieur travaillait, avec souvent un clou entre les lèvres. Son visage était paisible et rieur et jamais il n'a élevé la voix à mon égard.

Avec un certain embonpoint, Madame, vêtue de gris, allait souvent de sa cuisine, située au fond du couloir, à la porte de la rue, ou à l'atelier. Jamais je ne la voyais coudre ou tricoter, écrire une lettre ou lire une revue. Non, paisiblement, elle observait les passants et très régulièrement ouvrait sa porte pour discuter avec l'un ou l'autre. Cela pouvait durer cinq minutes, un quart d'heure ou plus selon les nouvelles à échanger et l'emploi du temps des personnes de passage. Pour moi qui, à l'époque, ne connaissais que la vie d'une ferme où on s'occupe des bêtes, où on gratte la terre, où on coupe du bois, où on fait des conserves ou des confitures... ce couple menait une vie assez singulière, et je dirais même assez tranquille. Sauf, bien sûr, qu'il fallait entretenir la conversation avec les "visiteurs" et bien réparer les objets laissés par les clients. Mais, ils avaient l'air bon pour ces tâches, mes gentils protecteurs, qui, au fil des mois, des saisons - puisque je suis restée deux ans chez eux - m'ont laissée aller me distraire dans les rues et les magasins du bourg.

Un jour, je l'avoue, un petit nid de Pâques au chocolat m'a attirée sur l'étal du pâtissier. Il coûtait deux francs, ce qui était une jolie somme pour l'époque et pour mon âge. Chez moi, j'avais un peu d'argent dans une bonbonnière, mais avec l'interdiction de le dépenser, car il devait "m'aider à démarrer dans la vie". Monsieur et Madame B. avaient, eux, quelques pièces placées dans une coupelle, sur le bord du manteau de leur cheminée, dans la cuisine. Profitant, de leur absence, j'ai pioché deux pièces dans la coupelle, pour goûter à un petit nid, si tentant. Et, j'ai renouvelé mon larcin deux fois, car les nids étaient succulents. Par la suite, j'ai pensé que Monsieur et Madame B. avaient deviné, mais ils ne m'ont rien dit, égaux à eux-mêmes. Une petite réprimande aurait peut-être été souhaitable, mais, dans leur bienveillance, ils n'ont pas voulu me perturber.

Récemment, je faisais des recherches sur la toile, et je tombe sur un témoignage de leur fille qui relate la vie du bourg, autrefois. Et là, j'apprends énormément d'informations sur la vie de ce couple, "bien tranquille".

Monsieur, en plus de son travail, jouait de la basse dans la fanfare, il présidait le comité des fêtes avec brio, s'occupant des bals, des frairies, des kermesses... Pendant la guerre, il avait lancé un groupe de théâtre au profit des prisonniers et lui-même endossait un rôle. En vélo, il pédalait jusqu'à une gare, située à environ seize kilomètres, afin de se rendre à Bordeaux par le train pour aller chercher des bobines de films.  Après le train, il devait emprunter une barque, et ensuite beaucoup marcher dans la grande ville. Mais il fallait rentrer avant la nuit, donc presser le pas. Quel paisir ensuite pour lui de faire tourner les bobines pour faire découvrir des nouveautés aux habitants de son bourg ! J'ai oublié de dire, mais cela va presque de soi, que Monsieur était également pompier volontaire et président de l'Amicale des donneurs de sang ! Une vie bien remplie, surtout quand on lit dans le témoignage de sa fille qu'il essayait toujours d'arrondir les angles et qu'il adorait rendre service. Des enfants, il en avait trois et plusieurs petits-enfants qui vivaient également dans le bourg...

Mais, Madame, se tournait-elle les pouces ? Non, non, non, cette femme, retraitée quand je l'ai connue, s'occupait - durant sa période active - du Café des Sports, où son mari l'aidait lorsqu'elle avait besoin. D'ailleurs, pour être disponible, Monsieur avait installé son atelier dans une des pièces du Café. J'imagine les échanges : "- Robert, je n'ai plus de gaz... - Tout de suite, Yvonne, je vais te chercher une bouteille", ou encore " Ah, mon Robert, la cafetière fait des siennes. - T'en fais pas, je vais m'en occuper, continue à faire ce que tu as entrepris."

Avec le recul des années, je comprends pourquoi ce couple avait tant de relations et je suis admirative de voir comment ils ont su les entretenir. Pour eux, pas besoin de livres ou de tricot pour passer le temps, leur vie était au coeur du bourg et de ses 2 000 habitants. Leur vie était dans l'échange, le service et la proximité.

Merci à vous, Robert et Yvonne ! Et pardon pour les quelques francs subtilisés...

PS : Vous n'habitiez pas Courthezon et moi non plus, mais les souvenirs sont réels.

P1100367X1.JPG, avr. 2025

Commentaires

1. Le mardi 29 avril 2025, 09:49 par broutilleb

écrire c'est revivre le passé

2. Le mardi 29 avril 2025, 11:21 par thé ache

c'est étonnant comme il peut y avoir des souvenirs similaires, ceci liè à l'époque, j'eusse pu en changeant les noms et les lieux évoquer des éléments semblables; là où cela peut blessé c'est que la chaleur, l'humanité de ces gens a presque disparu avec eux car notre société actuelle est si individualiste qu'elle détruit beaucoup de ses valeurs et donc des gens qui les portaient, j'aime à lire merci à plus....

3. Le mardi 29 avril 2025, 17:20 par Sedna

Des souvenirs précieux en ces temps où tout fout le camp. J'ai beaucoup aimé ton histoire. Comme dit précédemment, le monde de maintenant oublie cette douce sérénité qui faisait de la vie , un ruisseau de joie

4. Le mercredi 30 avril 2025, 10:02 par Maria

Un couple bien engagé et sympathique, dont tu nous fais le portrait. Pas sûr qu'il en existe encore beaucoup, en effet, car aujourd'hui tout va trop vite. Mais les valeurs de citoyenneté sont intemporelles et indispensables à notre société. merci pour ce récit, bien mené, et pour tes petites confidences. Je ne répèterai pas, promis.

5. Le mercredi 30 avril 2025, 10:08 par daniel

J'ai aimé ton texte sur l'enfance. Ce couple avait une vie sociale bien remplie et semblait très chaleureux. Toute une époque.....Souvenirs, souvenirs.....

6. Le mercredi 30 avril 2025, 15:36 par Mayalila

Bravo, Cathie Flore, pour ce récit remarquablement écrit et remarquablement intéressant ! Je le croyais issu d'un livre que tu aurais cité... Ce sont de beaux souvenirs, très touchants.

7. Le dimanche 11 mai 2025, 09:23 par Coline

Un beau récit qui réveille tout un pan du passé de nos bourgades, avec tous ces bénévoles militants du mieux-vivre ensemble. Merci pour les souvenirs qui émeuvent, forcément.

8. Le dimanche 11 mai 2025, 11:31 par Mimik

Passionnante tranche de passé

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