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Cette voisine-là

, 08:00 - Lien permanent

Lorsque j'étais une jeune adolescente, j'allais en vélo chez une voisine ou une autre pour appeler le médecin, faire des petites courses chez un épicier, acheter des lapins qu'une femme dans un hameau tuait pour nous... Sur la route, je croisais régulièrement une autre femme coiffée d'un grand chapeau, habillée de robes couleur de terre et montée elle aussi sur un vieux vélo. Elle était toujours accompagnée de son chien et d'un troupeau de six à huit chèvres qu'elle conduisait sur des espaces communaux où poussait de l'herbe.

P1080123X1.JPG, août 2025

Photo : Cathie Flore

Comme la rencontre se révélait étonnante pour moi, ma famille m'expliqua que c'était la Benoît, une femme qui avait été mariée autrefois, mais qui depuis fort longtemps vivait seule, avec ses animaux, une petite basse-cour et un jardin. 

Cette femme, grande, osseuse, un peu voûtée, à la peau tannée par le soleil et à la voix rocailleuse me faisait un peur... Alors, pour me rassurer, je lui disais régulièrement "bonjour" en ajoutant un grand signe de tête. 

Un été, la Benoît est venue chez nous durant les mois de juin et juillet pour un emploi saisonnier, la cueillette des framboises. On voyait tout de suite qu'elle était une femme pratique, qu'elle redressait son dos si on lui adressait la parole et que son sourire était une façon de dire :"J'existe et je ne dois rien à personne".

Après sa mort, comme j'ai été un temps conteuse, j'ai décidé d'en faire le personnage d'un de mes contes, en modifiant son nom et en ne nommant pas celui de son village. Posant quelques questions en famille, j'appris que, seulement deux mois après son mariage, elle avait mis dehors son mari et que toute sa vie s'était déroulée dans la maison familiale, sans divorce, sans travail rémunéré et sans nouveau compagnon. Elle s'occupait de ses bêtes, de son lopin de terre, allait certainement à la foire pour obtenir quelques monnaies trébuchantes et rendait peut-être service à droite ou à gauche. Mon conte a bien plû, mais une personne m'a demandée "Pourquoi l'appelles-tu la 'Benoît', au lieu de la "Benoîte" ?

Eh bien, dans les campagnes, c'était la tradition d'ajouter un article devant le prénom d'une paysanne quand celle-ci nous était familière, par exemple la Solange ou la Charlotte. Mais lorsque la dite femme était juste une connaissance, nous disions le nom de famille de son mari. Cela pouvait être la Bernard ou la Robert, mais aussi la Durand ou la Bertrannet. Evidemment, cet article n'était pas utilisé pour les femmes d'un niveau social dit "supérieur", comme l'épouse d'un médecin, d'un notaire ou d'un gros propriétaire. Là, nous disions madame Untel.

Je reviens à la Benoît, car un hasard de circonstances m'a fait découvrir récemment tout un pan de sa vie que j'ignorais.

Ses parents étaient de l'autre siècle, le XIXe; au moment de leur mariage, le père âgé de 35 ans, soldat à la retraite, venait de se reconvertir dans l'agriculture et sa mère avait la vingtaine. Un ou deux ans plus tard, une première fille a vécu seulement neuf jours, puis Irène enfin est arrivée... Mais à 5 ans 1/2, elle perdait sa mère. Heureusement, dans le hameau, vivait un oncle et une tante paternels qui ont du veiller sur l'enfant. Avec la pension du père, l'argent n'a pas manqué et la famille possédait un toit. Cependant, une fois le mari "chassé", deux mois après ses noces, à 21 ans,  elle savait que son père ne serait pas immortel.  Au décès de ce dernier (bien plus tard), Irène est restée seule pour gérer sa vie, son argent, sa sécurité, ses plaisirs... Et cela jusqu'à 79 ans. Avait-elle la télévision ? J'en doute fort... Son plaisir était dans la nature, au grand air.

Ah, la Benoît, je la revois encore sur les petites routes, avec son teint hâlé, ses chèvres et son chien... A l'époque, je pensais que c'était peut-être une sorcière, alors je lui disais poliemment "Bonjours Madame !" Aujourd'hui, ses ressources intérieures, son courage, sa liberté, m'illuminent le coeur et je suis heureuse de l'avoir partagé.

Commentaires

1. Le mardi 19 août 2025, 09:16 par Sedna

des rencontres marquent parfois nos vies . Bel hommage à cette dame qui est toujours un peu là grâce à ton souvenir et tes mots

2. Le mardi 19 août 2025, 11:16 par thé ache

je me souviens aussi de personnes fortes qui ont marqué mon enfance au milieu du XXème siècle, ces personnes auraient pu devenir des personnages à part entière dans des histoires, des souvenances, des comtes ... mais tous ces gens que nous connaissions sont gommés maintenant, écrasés par les écrans, le numérique, la vie des villages a été toute transformée je crains que ce ne soit pas très enrichissant ?

3. Le mardi 19 août 2025, 15:02 par Plumes d'Anges

Beaucoup de villages ont un ou plusieurs "originaux". Cette histoire est touchante, ces êtres nous questionnent et portent silencieusement leur blessure sur le chemin de la vie, ils ne disent rien, ne demandent rien et pourtant...
Belle semaine CathieFlore, à bientôt. brigitte

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