Un retraité bricole devant sa maison quelque part en Ré, lorsqu’un vacancier trentenaire lui demande son chemin. Le courant passe presque immédiatement entre les deux hommes et leurs rencontres se multiplient. L’américain a une façon d’être et de parler qui fascine Guibert, le jeune dessinateur. Par le biais de quelques passions partagées, rapidement, l’amitié s’installe, libérant souvenirs et confidences. Guibert voit en son ami un fabuleux conteur et en redemande ! Dans sa tête commence à germer un projet. En collaboration étroite avec Ingram Cope, né dans le sud de la Californie en 1925, il va minutieusement par le dessin retracer des pans de la vie de cet homme : “La Guerre d’Alan”- trois tomes parus -, ses souvenirs d’enfance, au temps de la Grande Dépression, et enfin l’adolescence qui clôturera la série.

Voilà, pour l’île de Ré c’est terminé !
Maintenant, direction la Californie.

Illico, me viennent en tête des images de villas luxueuses, de plages ensoleillées, immenses, et de casinos à gogo. Superficielle, trépidante et gouvernée par l’argent y apparaît la vie. Quant à la nature, en dehors des plages et de vagues pour les surfeurs, n’est-elle pas étouffée par les gros échangeurs autoroutiers et les grattes-ciel ?

Et bien, c’est une toute autre réalité,
dans laquelle “L’Enfance d’Alan” nous invite à plonger.

Emmanuel Gui­bert, d’après les L'enfance d'Alansou­ve­nirs d’Alan In­gram Cope, L’As­so­cia­tion, octobre 2012.

Dès les premiers mots, nous découvrons chez ce gamin, un être émerveillé par la nature. “J’ai des souvenirs d’enchantement de mon pays avant la guerre … Une ville que j’ai beaucoup aimée, c’était Santa Barbara. Elle est adossée à des collines derrière lesquelles poussaient des vergers de citronniers. Leur parfum était si fort que, quand on arrivait l’air sentait le citron.”

Puis, de déménagements en déménagements, l’enfant grandit tranquillement, entre un père souvent absent et une mère assez chaleureuse, malgré son visage un peu fatigué, même quand elle était jeune, ses propos sur le sexe (que vous lirez vous-mêmes) et son manque de talent pour la cuisine.

L’économie est alors plongée dans la Grande Dépression
et la famille ne consomme rien de cher.
Mais cela n’empêche pas le petit Alan de s’éveiller à l’existence.

Dans ses jeux avec les enfants du voisinage ou dans la proximité de sa mère, comme dans les virées jusqu’à la plage ou les grandes réunions familiales, Alan a toujours quelque chose à observer. Il reste discret, mais engrange tout et se montre excellent compagnon. De ses maîtres, de ses lectures, nous ne saurons rien ou très peu. D’ailleurs, jusqu’en 1936, aucun fait marquant n’émaille ses souvenirs …

D’où vient alors que l’ennui ne m’a jamais effleurée ?

- Graphiquement, Guibert utilise l’espace à sa guise et à merveille, laissant évoluer des scènes,  resserrant en les multipliant certains plans ou nous offrant de magnifiques doubles pages. Il sait, aussi, accorder une belle importance à un petit avion dans le ciel, laisser des vignettes vides, ou s’effacer devant la parole de l’ami qui se souvient. Toujours, j’ai ressenti une oscillation entre interprétation et ajustement, dans une variété picturale qui m’a enthousiasmée. Après, c’est sûr qu’on n’a pas entre les mains une vraie B.D ; le récit, attaché aux souvenirs, n’a pas non plus la qualité et la longueur d’un vrai roman ; le terme de “roman graphique” est certainement le plus ajusté.

- Pour le fond, l’auteur a parfaitement su éviter le piège de s’enfermer dans l’éloge pompeux d’un homme ordinaire, certes pétri de qualités humaines, mais simplement attachant.
D’abord, par son choix de transcrire les paroles d’Alan, plus de soixante ans après, comme une voix “off” qui nous fait adhérer pleinement à la modestie du personnage, à sa finesse qui n’a nul besoin d’esbroufe.
Ensuite, en faisant revivre, parfois minutieusement, à travers les yeux d’un enfant, une époque et un pays qui ne sont plus, il nous fait toucher à des valeurs universelles que l’on voudrait intemporelles : l’admiration, la force du lien, la simplicité, le parfum des arbres …

Oui, ce travail de mémoire mérite d’être porté au-delà du cercle familial. Outre, la magie des souvenirs qui affleureront en chacun face à ce petit bijou de sensibilité, outre le désir de rencontrer un jour Emmanuel Guibert et qu’il nous me dise le plus sérieusement du monde “Ah, continue ton récit de quand t’étais môme, ça me passionne, ça me donne des idées de dessin !”, je crois qu’une des clés de compréhension de cette amitié si vite installée et de l’intérêt de ce bel album, presque entièrement en noir et blanc, réside dans la dernière page :

“C’est Rodin qui parle. Il parle de l’artiste.
” … pour lui tout est beau.” *

J’aimerais, oh, j’aimerais vous écrire tout le passage, tellement il me parait lumineux et adapté à notre homme : Alan Ingram Cope, qui restera longtemps dans ma mémoire, mais il faut bien que je vous laisse un peu sur votre faim !…

Dans la foulée, j’ai dévoré les trois tomes de “La guerre d’Alan” que je conseille vivement. Alors j’espère suivre avec le même bonheur le talent de Monsieur Guibert, sur d’autres intrigues, d’autres mystères.

Merci à Price Minister B.D.
grâce à qui j’ai pu faire cette belle découverte
- Grand Prix 2013 de l’As­so­cia­tion des jour­na­listes
cri­tiques de BD -

Je serai heureuse de la relire
et de la faire circuler autour de moi !
Note : 18/20

* Auguste Rodin, “L’art” - Collection Les cahiers rouges chez Grasset