Tous les quinze du mois, le Pépé de Lily se rendait à la foire de la ville en Mobylette. Il en rapporta un soir, à soixante-cinq ans passés, un paquet emballé et ficelé dans du journal. Avec une vague d’inquiétude dans les yeux, Alice le regardait déballer son emplette.

Du journal, Nicolas sortit consciencieusement des bouts de ferrailles allongés et un peu rouillés.
- Regarde, dit-il à Alice, des patins comme ceux qu’on avait en Hollande … Je les ai trouvés au marché aux puces pour dix francs !
Une joie profonde se lisait sur son visage, lui donnant soudain un regard de jeune adolescent.
- Malheureux, qu’est-ce que tu vas faire avec ces engins ? questionna sa femme devenue presque aussi blanche qu’une assiette de caillebottes.
- Bah, faut d’abord les nettoyer, les astiquer. On voit bien qu’il y a belle lurette qu’ils n’ont pas été utilisés.
- Mais après ? continua Alice qui n’avait pas encore retrouvé ses couleurs.
Nicolas leva ses yeux vers elle, soudain triste à émouvoir une pierre :
- Après ?… Mais sur l’étang des voisins …
Il ne continua pas sa phrase, enfermé soudain dans une sorte de tour d’ivoire. Le silence tomba lourdement et s’installa autour d’eux.
La grand-mère peinait à respirer, aussi dès qu’elle le put elle prit Lily à partie :
- Tu te rends compte, il est complètement fou ! Il veut se lancer avec ses patins sur l’étang quand il sera gelé …
- Oh, ben, il doit savoir faire, répondit la gamine qui trouvait l’idée de son Pépé plutôt plaisante.
- Quand il était gosse, oui, mais il n’avait pas le poids qu’il a aujourd’hui et il était plus leste. En Hollande, t’imagines, c’était sur des canaux certainement pas bien profonds et ils étaient toute une bande …

Paysage-d'hiver-Brughel “Paysage d’hiver”- Brughel l’Ancien 1565 Anvers Musée des Beaux Arts
(Wikipédia)

… Si l’un tombait, il y en avait toujours un autre pour l’aider à se relever. Là, au milieu de l’étang, il sera tout seul, avec ses problèmes de hanches en plus ! Qui veux-tu qui aille le secourir ? Personne !!! Il sera seul et la glace ne tardera pas à craquer. Mon Dieu, il est fou, complètement fou ! Quoi dire pour l’empêcher de chausser ces engins de mort ?
- Dis-lui que tu trouves ça dangereux et que tu as peur … Lily ne savait plus trop quoi dire.
- Pfft ! T’as pas vu son sourire en les déballant ? Quoique je dise, il ira, j’en suis sûre !

En silence, le dimanche suivant, Nicolas sortit la paire de patins. Assis à un coin de table, il les passa d’abord à la toile émeri, puis les badigeonna d’huile. Tout absorbé par sa tâche. Consciencieusement.
Dans la tête d’Alice, une forte migraine commença alors à s’élever à partir de son œil gauche. Nicolas soupira, mais alla tout de même jusqu’au bout de son ouvrage : Astiquer parfaitement chacun des patins désormais prêts à être utiliser.
Le lendemain, la migraine avait terrassée Alice au lit. Yvette vint lui faire une piqure et les heures s’écoulèrent moroses. Le surlendemain Alice se sentait encore toute molle et bonne à rien.
Allant à la cave chercher des pommes de terre pour préparer le déjeuner, le regard de Lily fut curieusement attiré vers le plafond. Un éclat, une lueur …
Ils étaient là tous les deux, accrochés à la pointe d’une poutre, tout luisants et beaux ! Ils étaient là et n’ont plus jamais bougé …

… Les patins de Pépé !

Pour voir une jolie illustration ancienne du patinage sur les canaux, cliquez ici. Vous pouvez également regarder “Patineurs sur un canal glacé” de Hendrick-Willem Schweickhardt sur le site du musée du Louvre, ici