De bois et d'écorces
- Voilà, je reviens !…
Et vous apporte un conte qui, par son propre chemin, vient de bien plus loin que là d'où je viens.
- Ben tiens !
- C'est un conte estonien, mais n'allez pas croire que là-bas les humains soient plus plus âpres au gain, ou plus superstitieux que sous d'autres cieux. Des humains comme vous et moi, vivant souvent à la lisière des bois. Mais qui suaient abondamment pour gagner une maigre bouchée de pain !
Dans ce pays estonien, il y a bien longtemps, un paysan avare se montrait de fort méchante humeur parce que ses ouvriers et ses servantes ne restaient jamais longtemps à son service. Oh, il ne leur demandait pas plus de travail que les autres maîtres, mais il ne leur donnait guère à manger. Après avoir supporté trois ou six mois cette vie de chien, épuisés, ils allaient essayer de se remplumer ailleurs. Bientôt, quand tout le pays connut la façon de faire de cet homme, il ne trouva plus aucun ouvrier.
Loin de là, à Vijandima, vivait un sorcier réputé. C’est lui que le paysan alla consulter, apportant avec lui une bourse pleine et quelques présents. Passées les civilités d'usage, il posa la question qui le tarabustait : "Comment trouver un ouvrier et une servante qui mangeraient trois fois rien, ou même deux fois rien, afin de pas ruiner leur maître ?"
Le sorcier répondit : "Cette trouvaille doit être possible, mais elle dépasse mes forces ! Si tu y tiens, il faut aller chez le "Vieux à la joue brûlée" (d'une voix entendue), qui n'est autre que le diable et qui seul peut t’aider." Lorgnant la mine intéressée du paysan, il lui expliqua la marche à suivre. Un peu avant minuit, Il devait aller trois jeudis soirs de suite à un carrefour avec un lièvre noir dans un sac. Là, il suffisait de siffler jusqu’à ce que le "Vieux" arrive. "Ce sera à toi de conclure le marché, dit le sorcier, mais ne te laisse ni impressionner, ni tromper."
Les jours passèrent et un soir le paysan, soufflant et trébuchant, se rendit au carrefour dit, malgré la peur qui lui faisait flageoler le cœur. Il siffla et attendit, siffla encore une fois et pensa : "Le bougre, j’espère que je n'ai pas fait inutilement tout ce chemin." C'est alors qu'un bruit, tel celui d’un soufflet de forge, se fit entendre dans l’air. Une masse noire vola près de sa tête et une voix demanda : "Que veux-tu, vilain ?"
- J’ai … J'ai un lièvre noir à vendre, répondit le paysan, essayant de se montrer bien assuré.
- Reviens jeudi prochain, aujourd’hui je n’ai pas le temps, fut sa seule réponse alors que la masse disparaissait dans la nuit.
- Râh, crottes de biques et pets de lapins ! Le paysan était bien fâché d’avoir fait inutilement le chemin, mais il n’y pouvait absolument rien,
Le jeudi suivant, au même endroit lugubre, il siffla une fois seulement et un petit vieux, une sacoche autour du cou, apparut : "Que veux-tu, vilain ?"grogna-t-il.
Le paysan répondit de nouveau : "J’ai un lièvre noir à vendre."
- Quel prix ? demanda le vieillard.
- Je ne veux rien d'autre chose en échange du lièvre noir qu’un ouvrier et une servante qui aient peu d'appétit, dit l’homme.
- Pour combien de temps ? questionna le "Vieux à la joue brûlée".
- Rôh, toute ma vie ! répondit le paysan avec des yeux brillants.
L'autre trépigna en criant qu'il ne conclurait rien pour plus de sept ans.
Le paysan y consentit, mais de mauvais cœur.
- Eh bien, reviens jeudi prochain, apporte ton lièvre noir, et en échange je t’amènerai l’ouvrier et la servante qui ne te réclameront jamais ni à manger ni à boire.
- Jamais ni à manger ni à boire ! s'exclama le paysan, interloqué.
- Jamais ! Seulement l'été, pendant la sécheresse tu devras les mettre la nuit à tremper dans l’eau. Sinon ils se dessécheront et ne pourront plus travailler.
Le paysan trouva que c'était une bien petite exigence et marcha rapidement le troisième jeudi jusqu'au carrefour. Dès son sifflement, le "Vieux à la joue brûlée" apparut, mais, mais … il n’y avait ni ouvrier ni servante avec lui !
Pastel J-F. Millet, "Bouleau mort, carrefour de l'Epine, forêt de Fontainebleau" inv DG 376 © Musée des Beaux-Arts de Dijon. Photo François Jay.
- Tu dois me donner trois gouttes de sang de ton annulaire gauche, pour conclure notre marché et qu'ensuite tu ne puisses plus reculer, dit le Vieux, assez énigmatique, mais les yeux, dans les siens, plantés.
Le paysan dit qu'il voulait d'abord voir l’ouvrier et la servante.
- Au fond du sac, maugréa le Vieux.
La sacoche n’était pas très profonde et le paysan crut à une mauvaise affaire. Mais le Vieux lisant dans ses pensées ajouta : "Aucune tromperie !" Il plongea sa main velue dans les ténèbres et jeta une bûche au sol en disant : "Voilà ton ouvrier ! " Un homme de grande taille et aux larges épaules se leva aussitôt. De l’autre main il jeta un tas d'écorces d'où sortit la servante, fine et légère, mais de bonne constitution.
- Voilà tes domestiques qui travailleront sans aucune nourriture, affirma le Vieux. Maintenant donne-moi les gouttes de sang et le lièvre noir ! Ensuite tu pourras rentrer chez toi.
Le paysan obéit et regagna sa ferme sans plus attendre, ses dociles compagnons sur les talons.
A partir du lendemain, l’ouvrier et la servante travaillèrent tous les jours, du matin au soir, sans réclamer la moindre bouchée de pain. Cette particularité exceptionnelle plaisait beaucoup au paysan, qui pourtant ne s'en vantait pas trop. Même, à vrai dire, pas du tout ! Aux chaleurs d’été, quand les deux êtres paraissaient sécher, en prenant des rides et des crevasses dans la peau, il les mettait pour la nuit à tremper et ils redevenaient tout aussi frais et robustes qu'auparavant.
D'année en année, le paysan s'enrichit considérablement, n’ayant ni à nourrir ses domestiques ni même à leur verser un salaire. Mais plus le temps s'écoulait, plus il se sentait triste et inquiet en songeant qu’il allait bientôt perdre de si merveilleux compagnons. Il s'y était attaché, vraiment, et il réfléchissait ardemment aux moyens de prolonger son contrat.
Il y réfléchissait encore lorsque, un matin, après avoir vaqué à droite et à gauche, il s'aperçut que les deux n’étaient pas attelés au travail ! Il crut qu’ils dormaient encore au grenier - les fainéants !- et il grimpa prestement l’échelle. Mais là-haut aucun souffle ! Sur la couche de ses dévoués serviteurs, rien qu’un vieux morceau de bois et un tas d’écorces de bouleau …
Soudain il comprit que ces êtres extraordinaires n'étaient pas des créatures comme lui et sa femme. Qu'ils avaient été créés de bois et d’écorce par une force magique. Et il se mit à trembler de l'échine du haut jusqu'en bas. Il voulut alors redescendre l’échelle, mais une main velue le saisit par la gorge et, sans plus de façon, l’étrangla. Couic !
Sa femme ne trouva plus tard, au grenier, que trois gouttes de sang. En descendant, elle remarqua que toutes leurs provisions avaient disparu et que le coffre où reposait leur argent était empli de feuilles sèches de bouleau et d'écorce. Toute leur fortune venait de disparaître en un instant ! La femme en mourut de chagrin, sur le champs ! Elle ne sut jamais que le "Vieux à la joue brûlée" avait étranglé son mari qui, pour s'enrichir avidement, lui avait vendu son âme.
"Le bouleau blanc
Sous ma fenêtre
Se couvre de neige
On dirait de l'argent."**Sergueï Essénine
Poète Russe
Lily Framboise, le 27/01/13 d'après un conte estonien.
(Version de Friedrich Reinhold Kreutzwald ici.)
Santé, les amis !
Chope artisanale
en écorce de bouleau, Félix Potuit
Commentaires
L’appât du gain est une chose terrifiante, des hommes vendent leur âme au diable pour ce qu’ils estiment, eux, être un trésor, que d’illusions !!! En Estonie ou ailleurs, il y a bien longtemps ou maintenant, des hommes sont semblables… l’avarice peut prendre plein de formes différentes… c’est bien dommage il me semble. J’aime beaucoup les contes, ils nous renseignent sur des faiblesses humaines qui nous éclairent sur nous-mêmes. Belle journée Lily, j’espère que ce merveilleux lièvre noir va pouvoir se reposer un peu, as-tu pensé à le nourrir ?. brigitte
Un réel plaisir de venir lire une histoire chez toi avant d’ aller dormir Le ” Vieux à la joue brulée ” rode toujours dans notre pauvre monde … on le constate malheureusement tous les jours…:-(
De tout coeur je t’ embrasse Lily
Les contes ont ceci d’étrange, ils sont toujours porteur de vérité. Les choses ne changent pas tant que ça. Merci pour ce beau conte! :)
C’était un mauvais marché..
Il aurait quand même pu s’en douter…
Avare…mais pas malin pour deux sous, ce pauvre paysan qui a vendu son âme sans même s’en rendre compte….
Bonne journée Lily!
Bien illustré. Un vrai plaisir.
Ah, te revoilà ! Je suis très contente de te retrouver, la conteuse !
Ce pingre, on ne va pas le plaindre, hé, hé.
J’adore ton “crottes de biques et pets de lapins”, tout un programme…
merci, j’adore les contes.
Elle est terrible cette histoire mais il faut dire que beaucoup ne pensent qu’au profit au dépit d’autres êtres humains ou de la planète. Je me demande même assez souvent comment font certains pour dormir la nuit. Il semblerait qu’ils n’aient pas d’âme !! Bisous Lily
Ce beau et terrible conte va rejoindre les contes qui nous fascinent tous, biens répartis dans notre grande Europe, ceux ou l’homme vend son âme au Diable,
mais parfois,…. le Diable n’arrive pas à ses fins comme dans le Forgeron Misère (conte des Pyrénées) le forgeron se jouera de lui, ou dans la Jeune fille, le Diable et le Moulin des Grimm malgré son acharnement à la perte de sa Belle.
A bientôt.
Merci pour ce conte très instructif.
Le Malin rôde toujours autour de nous pour nous faire chuter, mais en même temps grâce à cela, nous pouvons prendre conscience de nos erreurs.
Bon samdimanche
amitié
Merveilleux ce conte qui en dit long sur l’humain ! En y regardant de près, on retrouve des similitudes avec notre société… Certains aimeraient posséder ce genre de personnages qui travaillent sans rien en échange ! Prêt à tout pour l’argent…