Dans ce pays estonien, il y a bien longtemps, un paysan avare se montrait de fort méchante humeur parce que ses ouvriers et ses servantes ne restaient jamais longtemps à son service. Oh, il ne leur demandait pas plus de travail que les autres maîtres, mais il ne leur donnait guère à manger. Après avoir supporté trois ou six mois cette vie de chien, épuisés, ils allaient essayer de se remplumer ailleurs. Bientôt, quand tout le pays connut la façon de faire de cet homme, il ne trouva plus aucun ouvrier.

Ferme-Estonie

Ferme XIXe Estonie

Loin de là, à Vijandima, vivait un sorcier réputé. C’est lui que le paysan alla consulter, apportant avec lui une bourse pleine et quelques présents. Passées les civilités d'usage, il posa la question qui le tarabustait : "Comment trouver un ouvrier et une servante qui mangeraient trois fois rien, ou même deux fois rien, afin de pas ruiner leur maître ?"

Le sorcier répondit : "Cette trouvaille doit être possible, mais elle dépasse mes forces ! Si tu y tiens, il faut aller chez le "Vieux à la joue brûlée" (d'une voix entendue), qui n'est autre que le diable et qui seul peut t’aider." Lorgnant la mine intéressée du paysan, il lui expliqua la marche à suivre. Un peu avant minuit, Il devait aller trois jeudis soirs de suite à un carrefour avec un lièvre noir dans un sac. Là, il suffisait de siffler jusqu’à ce que le "Vieux" arrive. "Ce sera à toi de conclure le marché, dit le sorcier, mais ne te laisse ni impressionner, ni tromper."

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Les jours passèrent et un soir le paysan, soufflant et trébuchant, se rendit au carrefour dit, malgré la peur qui lui faisait flageoler le cœur. Il siffla et attendit, siffla encore une fois et pensa : "Le bougre, j’espère que je n'ai pas fait inutilement tout ce chemin." C'est alors qu'un bruit, tel celui d’un soufflet de forge, se fit entendre dans l’air. Une masse noire vola près de sa tête et une voix demanda : "Que veux-tu, vilain ?"

- J’ai … J'ai un lièvre noir à vendre, répondit le paysan, essayant de se montrer bien assuré.

- Reviens jeudi prochain, aujourd’hui je n’ai pas le temps,  fut sa seule réponse alors que la masse disparaissait dans la nuit.

- Râh, crottes de biques et pets de lapins ! Le paysan était bien fâché d’avoir fait inutilement le chemin, mais il n’y pouvait absolument rien,

Le jeudi suivant, au même endroit lugubre, il siffla une fois seulement et un petit vieux, une sacoche autour du cou, apparut  : "Que veux-tu, vilain ?"grogna-t-il.

Le paysan répondit de nouveau : "J’ai un lièvre noir à vendre."

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- Quel prix ? demanda le vieillard.

- Je ne veux rien d'autre chose en échange du lièvre noir qu’un ouvrier et une servante qui aient peu d'appétit,  dit l’homme.

- Pour combien de temps ? questionna le "Vieux à la joue brûlée".

- Rôh, toute ma vie ! répondit le paysan avec des yeux brillants.

L'autre trépigna en criant qu'il ne conclurait rien pour plus de sept ans.

Le paysan y consentit, mais de mauvais cœur.

- Eh bien, reviens jeudi prochain, apporte ton lièvre noir, et en échange je t’amènerai l’ouvrier et la servante qui ne te réclameront jamais ni à manger ni à boire.

- Jamais ni à manger ni à boire ! s'exclama le paysan, interloqué.

- Jamais ! Seulement l'été, pendant la sécheresse tu devras les mettre la nuit à tremper dans l’eau. Sinon ils se dessécheront et ne pourront plus travailler.

Le paysan trouva que c'était une bien petite exigence et marcha rapidement le troisième jeudi jusqu'au carrefour. Dès son sifflement, le "Vieux à la joue brûlée" apparut, mais, mais … il n’y avait ni ouvrier ni servante avec lui !

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Pastel J-F. Millet, "Bouleau mort, carrefour de l'Epine, forêt de Fontainebleau" inv DG 376 © Musée des Beaux-Arts de Dijon. Photo François Jay.

- Tu dois me donner trois gouttes de sang de ton annulaire gauche, pour conclure notre marché et qu'ensuite tu ne puisses plus reculer, dit le Vieux, assez énigmatique, mais les yeux, dans les siens, plantés.

Le paysan dit qu'il voulait d'abord voir l’ouvrier et la servante.

- Au fond du sac, maugréa le Vieux.

La sacoche n’était pas très profonde et le paysan crut à une mauvaise affaire. Mais le Vieux lisant dans ses pensées ajouta : "Aucune tromperie !" Il plongea sa main velue dans les ténèbres et jeta une bûche au sol en disant : "Voilà ton ouvrier ! " Un homme de grande taille et aux larges épaules se leva aussitôt. De l’autre main il jeta un tas d'écorces d'où sortit la servante, fine et légère, mais de bonne constitution.

- Voilà tes domestiques qui travailleront sans aucune nourriture, affirma le Vieux. Maintenant donne-moi les gouttes de sang et le lièvre noir ! Ensuite tu pourras rentrer chez toi.

Le paysan obéit et regagna sa ferme sans plus attendre, ses dociles compagnons sur les talons.

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A partir du lendemain, l’ouvrier et la servante travaillèrent tous les jours, du matin au soir, sans réclamer la moindre bouchée de pain. Cette particularité exceptionnelle plaisait beaucoup au paysan, qui pourtant ne s'en vantait pas trop. Même, à vrai dire, pas du tout ! Aux chaleurs d’été, quand les deux êtres paraissaient sécher, en prenant des rides et des crevasses dans la peau, il les mettait pour la nuit à tremper et ils redevenaient tout aussi frais et robustes qu'auparavant.

D'année en année, le paysan s'enrichit considérablement, n’ayant ni à nourrir ses domestiques ni même à leur verser un salaire. Mais plus le temps s'écoulait, plus il se sentait triste et inquiet en songeant qu’il allait bientôt perdre de si merveilleux compagnons. Il s'y était attaché, vraiment, et il réfléchissait ardemment aux moyens de prolonger son contrat.

Il y réfléchissait encore lorsque, un matin, après avoir vaqué à droite et à gauche, il s'aperçut que les deux n’étaient pas attelés au travail ! Il crut qu’ils dormaient encore au grenier - les fainéants !- et il grimpa prestement l’échelle. Mais là-haut aucun souffle ! Sur la couche de ses dévoués serviteurs, rien qu’un vieux morceau de bois et un tas d’écorces de bouleau …

Ecorce-bouleau
Soudain il comprit que ces êtres extraordinaires n'étaient pas des créatures comme lui et sa femme. Qu'ils avaient été créés de bois et d’écorce par une force magique. Et il se mit à trembler de l'échine du haut jusqu'en bas. Il voulut alors redescendre l’échelle, mais une main velue le saisit par la gorge et, sans plus de façon, l’étrangla. Couic !

Sa femme ne trouva plus tard, au grenier, que trois gouttes de sang. En descendant, elle remarqua que toutes leurs provisions avaient disparu et que le coffre où reposait leur argent était empli de feuilles sèches de bouleau et d'écorce. Toute leur fortune venait de disparaître en un instant ! La femme en mourut de chagrin, sur le champs ! Elle ne sut jamais que le "Vieux à la joue brûlée" avait étranglé son mari qui, pour s'enrichir avidement, lui avait vendu son âme.

arbre-gif"Le bouleau blanc
Sous ma fenêtre
Se couvre de neige
On dirait de l'argent."*

*Sergueï Essénine
Poète Russe

 

Lily Framboise, le 27/01/13 d'après un conte estonien.

(Version de Friedrich Reinhold Kreutzwald ici.)

Santé, les amis !

Chope-bouleau

Chope artisanale
en écorce de bouleau, Félix Potuit