Fruits verts sur une goélette
Une blogueuse, habitante de Montréal, faisait récemment sur son blog une "déclaration d'amour" au Vert Tendre. Oh, toute simple. Dans son haïsha, image et mots font alliance pour nous entraîner chacun à leur façon dans un petit déplacement intérieur.
Personnellement, je suis de plus en plus sensible à cette intrusion du vert dans le paysage et à tout ce que sa présence éveille, réchauffe et dynamise en nous.
Pourtant, sur les bancs de la fac, un jour d'il y a longtemps, plus de trente cinq ans pour ne pas être exacte, un bout de phrase d'un livre étudié est entré en moi, s'est planté dans mon p'tit jardin intérieur et depuis, à chaque printemps, il ressurgit et m'émerveille toujours autant. Pour sa fraîcheur, son intensité et son humour, peut-être. Pour l'ambiguïté de son évidence, certainement. Mais aussi pour sa polysémie et son mystère.
Bon maintenant, si vous voulez bien me suivre,
je vous invite à embarquer avec Ismaël …
… et Queequeg (un noir, tatoué, réducteur de têtes, "sosie de George Washington en plus cannibale"), sur une petite goélette faisant le service jusqu'à Nantuckett, où nos deux hommes appareilleront sur le célèbre Péquod du Capitaine Achab. Vous trouverez probablement ce dont je viens de vous parler dans une cale ou sur le pont, mais, au fond, c'est au sel de toute l'histoire, jetée en cette soupe en deux épisodes, que je vous invite à goûter :
"À mesure qu’on gagnait le large, le vent vivifiant fraîchissait ; le petit Varech secouait l’écume vive de son étrave à la façon dont s’ébroue une jeune pouliche. Ah ! comme j’aspirais cette brise intraitable ! – comme je refusais de tout mon être ces routes de la terre, cette grande route commune marquée tout au long des empreintes laissées par des talons et des sabots d’esclaves, comme je me tournais vers la mer magnanime qui ne permet à rien de demeurer inscrit !
Queequeg paraissait tituber avec moi et boire à cette même fontaine écumante, ses narines sombres dilatées, ses lèvres retroussées sur des dents aiguës et polies. Loin, loin, nous volions… et, comme nous avions pris le large, le Varech rendit hommage au vent, plongeant de l’étrave comme l’esclave devant le sultan. Penchés sur le côté, sur le côté nous filions ; chaque fil de caret tintait comme un métal ; les deux grands mâts s’arquaient comme des bambous dans la tornade terrestre. Nous étions si envoûtés par tant de tournoiements, debout à ce beaupré plongeant, que de longtemps nous ne prîmes pas garde aux coups d’œil railleurs des passagers, une réunion de terriens semblait-il, qui s’étonnaient de voir deux hommes pareillement en accord ; comme si un blanc était supérieur à un nègre passé à la chaux. Mais les rustres et les dadais qui étaient là étaient des fruits verts, d’une verdeur si intense qu’elle semblait tirée du cœur même de toute verdure. Queequeg surprit un de ces blancs-becs le singeant dans son dos. Je crus arrivée la dernière heure du péquenot. Lâchant son harpon, le sauvage musclé le prit dans ses bras et avec une adresse et une force miraculeuses il le projeta haut dans les airs et à son solstice il lui donna sur le cul une tape légère, le gars retomba sur ses pieds les poumons sur le point d’éclater, cependant que Queequeg, lui tournant le dos, alluma son calumet-tomahawk et me le passa pour que j’en tire une bouffée.
– Capiting ! Capiting ! hurla le rustre en courant vers ledit officier, Capiting, c’est le diable lui-même.
Celui-ci, un étique pilier de la mer, marcha sur Queequeg en lui criant :
– Holà, vous, monsieur, par tous les tonnerres à quoi pensez-vous ? Ignorez-vous que vous auriez pu tuer ce gaillard ?
– Y dit quoi ? questionna Queequeg en se tournant vers moi avec douceur.
– Il dit, répondis-je, que vous avez failli tuer cet homme-là, et je désignai du doigt le blanc-bec encore tout tremblant.
– Toué ! s’étonna Queequeg son visage tatoué se convulsant dans une expression intraduisible de dédain. Ah ! lui être petit poisson. Queequeg pas touer si pétit poisson ; Queequeg touer grande baleine !
– Attendez un peu ! rugit le capitaine, je vous touerai, vous, espèce de cannibale si vous jouez encore un de vos tours à bord ; alors prenez garde !" (A suivre …)
Moby Dick, Hermann Melville chez Garnier-Flammarion (Chapitre XXIII La brouette p 101, 102)
Photo : Cerise et mille-pattes de mon jardin !
Illustration : I. W. Taber pour Moby Dick, éd. Charles Scribner's son, New-York, 1902.
Commentaires
Chère Lily ! Je suis très contente que le haïsha de D.Petit (que j’ai accueilli sur mon blogue dimanche passé) t’ait assez plu pour que tu y fasses référence ici, sur le tien. Je lui transfère ta mention qui ne manquera pas de lui faire plaisir ! Et merci de nous avoir fait connaître Queequeg et cette aventure tirée de Moby Dick (que je n’ai pas lu, shame on me !).
Oh, je n’ai jamais lu Moby Dick, merci pour l’extrait et bon week end
Moi non plus j’ ai pas lu Moby Dick…d’ un seul coup j’ ai l’ impression d’ être inculte…Il va falloir combler ce vide..:-))
Merci et bisous Lily
Je fais partie aussi de celle qui n’ont pas lu Moby Dick et pourtant, je l’ai à la maison ! Aïe, Aïe un mille-patte, je déteste ces bestioles… Ils font partie des rares que je pilonne sans hésitation :(