Le manque c'est la présence
À propos des personnes exilés, souvent en raison des vicissitudes de la vie, j'écrivais il y a une dizaine de jours chez Colo dans le billet "Vivre entre deux": "Et comme disait Erri de Luca par le truchement d'un de ses personnages venu d'Argentine :"Le manque, c'est la présence !" (dans Montedidio, ou Le jour d'avant le bonheur)." Recherche faite, il s'agit bien d'un passage de Montedidio, roman qui se déroule à Naples, mais le personnage, don Rafaniello, n'est pas originaire d''Argentine; Yiddish, il a quitté vraisemblablement la Pologne après la guerre. Je l'avais confondu avec Don Gaétano, présent dans "Le jour d'avant le bonheur" et qui lui s'est expatrié d'Argentine. Ces deux romans d'apprentissage d'Erri de Lucas, je vous les recommande chaudement. Une belle écriture, des personnages attachants, beaucoup de finesse et puis l'empreinte de la grande Histoire. Les blessures, les rêves, l'entraide … La vie ! Magnifique(s) !
Je parle avec Rafaniello, aujourd'hui nous avons le temps, je lui demande si son pays ne lui manque pas. Son pays n'existe plus, il n'y est resté ni vivants ni morts, on les a fait disparaître tous ensemble : "Je ne sens pas le manque, dit-il, mais la présence. Dans mes pensées ou quand je chante, quand je répare un soulier, je sens la présence de mon pays. Il vient souvent me trouver, maintenant qu'il n'a plus une place à lui. Dans le cri du marchand d'eau qui monte avec son charreton à Montedidio pour vendre de l'eau sulfureuse dans des pots de terre cuite, de sa voix aussi me parviennent quelques syllabes de mon pays." Il se tait un moment, ses petits clous dans la bouche et la tête penchée sur une semelle. Il voit que je suis resté à côté et il continue : "Quand tu es pris de nostalgie, ce n'est pas un manque, c'est une présence, c'est une visite, des personnes, des pays arrivent de loin et te tiennent un peu compagnie." Alors don Rafaniè, les fois où il me vient la pensée d'un manque, je dois l'appeler présence ? "C'est ça, et à chaque manque, tu souhaites la bienvenue, tu lui fais bon accueil." Alors quand vous vous serez envolé, je ne dois pas sentir votre manque, moi ? "Non, dit-il, quand il t'arrive de penser à moi, moi je suis présent." J'écris sur le rouleau les paroles de Rafaniello qui ont mis le manque sens dessus dessous et il est mieux comme ça maintenant. Lui, avec les pensées, il fait comme avec les chaussures, il les retourne sur sa caisse et les répare.
Erri de Luca, Montedidio.
Le Rynek* de Poznan et ses échoppes juxtaposées, telles des couleurs dans une boîte d'aquarelle. Pologne, 2005.
*Place du vieux marché
Commentaires
Trop de gens ont perdu le sens de l’Histoire, où est-elle ?
Quand on l’oublie elle revient sans crier gare. Et on se demande pourquoi la mémoire est si courte. Et les hommes recommencent sans cesse leurs folies ?
N’oublions pas ! Gardons-la présente, faites comme Rafaniello avec les chaussures, retournez la sur sa caisse et réparez la.
J’ai beaucoup de compassion pour les exilés et cette façon de traduire les choses, manque/présence, est d’une grande beauté. Je note cet auteur que je n’ai jamais eu l’occasion de lire, ce sera certainement une belle découverte.
Amusant, ton illustration : mon beau-père était né près de Poznan, je le sens me faire un coucou au travers de ton billet. Bises. brigitte
Très beau passage !
quand on pense à ceux qui nous manquent, on les rend présents…oui, le manque, c’est la présence
Après ton mot chez moi (merci!) j’avais cherché pour voir s’il était traduit en espagnol (et que donc je le trouverais ici): pas de problème.
L’extrait que tu donnes est superbe et je lirai ce livre, sans aucun doute, le sujet me touche de près. Grand merci.
l’exil j’imagine peut être un vide à combler, un appel à des réponses dont on ne sait quelles elles seront. c’est la terre inconnue, source d’angoisses et d’aventure.
Je viens relire ce texte ce soir, il est si beau.
Le manque c’est la présence : le paradoxe devient évidence, ce texte (et toi, bien sûr, Lily !) m’offre une vérité qui ne m’avait jamais effleurée auparavant (-:
C’est beau, je découvre …
Et du manque je fais une présence …
A bientôt ma chère Lily …
C’est beau le manque devient présence ! Incroyable il fallait y penser, avoir une vision ouverte et positive… Un texte à lire et à relire ! Un auteur que je ne connaissais pas.