Autrefois à Bois Mignon, Mémé Alice avait une jolie cour  à laquelle on accédait en traversant “l’hangar au bois”. Cette cour organisée autour d’un magnifique puits en pierre avec margelle et toit complet, comportait de beaux massifs de fleurs répartis avec goût et originalité.

Le long du mur entre la porte de la cave et celle de la”chambre aux z’hommes”* s’élevait une prolifique treille de roses rouge entourée de fleurs annuelles et surtout d’une large bordure de violettes très odorantes. “Ce sont des Victoria, des fleurs très vivaces, dressées sur une longue tige de près de vingt centimètres, se rengorgeait Alice. Elles sont parfaites pour les bouquets ! D’ailleurs à Nice, ils ne s’y sont pas trompés, ils en font la culture sur de grands espaces. Ici, dans cette cour exposée au midi et à l’abri du vent, elles se plaisent bien …”

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Dès la mi-mars, de bonne heure, Alice s’installait sur un tabouret pour cueillir ses violettes qu’elle assemblait en petits bouquets ronds et parfaits. Rapidement, elle les mettait à rafraîchir dans un baquet qu’elle calait dans une remorque attelée à son Solex. Puis, guillerette, avec son tailleur, son imperméable et son chapeau en tricot, elle avalait les deux kilomètres et demi de route pour attraper l’autobus en direction d’Angoulême.

Arrivée en ville, elle se rendait au marché, à la foire, chez des petits négociants qui la connaissaient bien pour lui acheter régulièrement ses frais légumes de saison … Elle aimait ça, Alice, l’ambiance des places de marché, la foule bigarrée, le croisement de regards inconnus, les sourires, les mots aimables. Elle savait y faire particulièrement avec les jeunes hommes : “Vous n’avez pas une petite fiancée à qui faire plaisir ? Quelqu’un qui sera heureux de se voir offrir un joli bouquet de violettes ? Sentez comme elles sont parfumées et ça dure plusieurs jours …” Parfois l’un ou l’autre hésitait, puis s’approchait en tendant une pièce d’un franc : “Non, je n’ai personne, mais c’est à vous que j’ai envie de faire plaisir, vous êtes tellement sympathique !” Alice souhaitait toujours, non pas une bonne journée, mais sincèrement plein de bonheur à venir pour chacun. Heureuse qu’elle était de ces rencontres qui, mine de rien, embellissaient son quotidien.

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Au plus fort de la saison, “Mamy Violette” comme on l’appelait, se rendait ainsi sur ses lieux de vente deux à trois fois par semaine. Et comptait le soir ses pièces qu’elle rangeait dans une petite soupière  vendéenne posée sur une étagère. Une année, la bordure fleurie avait particulièrement donné et Alice s’extasia de dénombrer dans sa soupière brune cent quarante pièces ! Elle-même n’en revenait pas. “Vous vous rendez compte, quatorze milles anciens francs ! Juste avec mes petites violettes et la peine de les ramasser !”

Avec cette belle somme, elle acheta de la laine pour se tricoter une nouvelle veste et un chapeau assorti. Elle en profita également pour renouveler son sac à main qu’elle traînait depuis des lustres. “Quatorze milles anciens francs, vous vous rendez compte ?! Mais, bon, il faut quand même de l’audace pour séduire les passants !…”

Voilà, l’audace ! C’était la fierté d’une agricultrice presque sexagénaire, au quotidien pas toujours rose, durant les années avant et après 68 …

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Le bonheur,
c’est de connaître ses limites
et d’avoir l’audace de les aimer.
D’après Romain Rolland.

* La chambre aux z’hommes … Ah, c’était un endroit plein de clous,
et d’outils réservés aux hommes ! (Ho, ho !)