Les framboises (suite et fin)
Revenir sur la culture des framboises, autrefois dans sa famille, laisser monter les souvenirs, les sensations, le plaisir et la fatigue du passé …
Au fil des années, à partir de 1966, les rangs de framboisiers se sont multipliés dans trois champs, à droite et à gauche du petit bois de châtaigniers et juste en dessous de la sablière. Des “Lloyd Georges”, des “Malling Promises” et quelques “Septembers” sur un peu plus de deux hectares. Une aventure qui allait durer une quinzaine d’années. (Pour lire le début 28 juin, la suite le 07 juillet)
Un pâtissier d’Angoulême avait acheté leurs premières récoltes pour faire des tartes, du coulis, des sorbets et peut-être même quelques macarons. Ses grands-parents et sa grand-tante souhaitèrent lui rester fidèles, cependant il était nécessaire de trouver un autre débouché plus important.
Un
établissement dans le sud-ouest du département, spécialisé dans les marrons glacés, commercialisait aussi des fruits au Cognac, prunes et fruits rouges. Ses dirigeants acceptèrent l’achat des framboises et proposèrent aussi leur transport en camion. Ils fourniraient eux-mêmes les plaquettes en carton et souhaitaient des fruits fermes, pas trop avancés, afin qu’ils gardent leur tenue dans les flacons de liqueur.
Tata Yvette, sa grand-tante, prit alors son vélo pour se rendre chez quelques femmes des environs et
leur proposer un petit emploi saisonnier, quatre jours environ par semaine. Pour certaines, c’était une aubaine ! Elle leur expliqua sur le terrain la délicatesse du fruit, à cueillir avec les deux mains, le tri à opérer entre les “belles”, bien fermes, à poser sur un seul étage dans une plaquette, et les trop mûres, à mettre dans une petite cuvette pour faire “du jus”. Elle ajouta qu’il fallait bien soulever les feuilles, dans tous les sens, car de très beaux fruits pouvaient se cacher derrière et à la prochaine cueillette, ils seraient trop avancés. Il fallait donc à la fois prendre son temps et malgré tout être rapide. ”Le premier jour, ajoutait-elle, vous en mangerez certainement, mais après vous en verrez tellement, que cela ne vous fera même plus envie.”
Tonton
Gaston, ou un de ses fils, avait fabriqué et installé des anses sur des cageots en bois léger et dans ces “paniers” on pouvait glisser quatre plaquettes cartonnées, deux superposées à droite et deux autres à gauche. La cuvette “à jus” avait sa place juste au milieu. L’ainé des cousins fabriqua une petite remorque à pousser ou tirer à la main pour remonter des champs jusqu’au hangar, une huitaine ou une dizaine de cageots et un seau “de jus”.
Lily cueillait les fruits, comme tous le monde, mais d’emblée elle fut chargée, en plus, de remonter le panier des femmes en haut du champ, d’installer les
plaquettes dans les cageots de la remorque et, quand celle-ci était pleine, de la remonter jusqu’au hangar à deux cents cinquante mètres environ. Vers 18 heures, le camion arrivait et il fallait aider au chargement de tous ces cageots. L’employé, au passage, les pesait et notait à la fin le poids de la récolte du jour. C’était régulièrement un étonnement pour chacune.
- Deux cents soixante huit kilos !
- Rôhh! On a ramassé tout ça ! Elles paraissent si légères dans la main, mais c’est qu’il y en a beaucoup !
La plus grosse journée, entre toutes, Lily s’en souvient, le gars du camion a annoncé :
- Trois cents quatre vingt cinq kilos ! Là, vous avez fait fort !
Oui,
ils avaient fait très fort. Lily se souvient parfaitement de toutes ses allées et venues, en bas des rangs, lorsqu’on l’appelait pour changer le panier, en haut du champ, pour charger la remorque, le long du chemin, où elle n’avait guère le temps de regarder les sauterelles, puis sous le hangar où il fallait décharger les précieux cageots et les installer au frais sur de longues tables. Le soir, elle était vannée, fourbue, mais il fallait encore préparer les paniers du lendemain et laisser le hangar propre et rangé.
Certains jours la pluie ou le soleil les accablaient trop, alors les femmes arrivaient dès sept heures du matin, pour faire une pause entre midi et trois heures l’après-midi, mais des coups de soleil, elle en a tout de même attrapés quelques uns avec sa peau claire. “Il ne faut pas te dénuder les bras, comme ça tu seras protégée, lui répétait sa grand-mère. Elle répondait seulement, en haussant les épaules : Mais on crève de chaud !…”
Parfois elle finissait par en rêver la nuit : des rangs et des rangs interminables, des paniers, des cageots, des plaquettes à transporter sans arrêt. D’autres fois, il était impératif d’y aller le dimanche après-midi en famille, car les fruits ne pouvaient attendre. Durant quatre à cinq semaines ainsi, la nature et la nécessité de travailler commandaient et leur obéir ne se faisait pas toujours de gaieté de cœur. Le meilleur moment, pour Lily, était l’annonce du poids de fruits ramassés dans la journée. Pfuiou !! Tout ça !… Il ne restait plus alors qu’à vaquer tranquillement sous le hangar, en savourant parfois le plaisir que demain, ce serait pause !
Pourtant lorsqu’on lui demandait
ce que faisait sa famille, elle trouvait une certaine fierté à répondre : - Ils font la culture des framboises.
- Pour faire de la confiture ? demandait-t-on souvent.
- Non, non, poursuivait-elle, elles sont préparées au Cognac !” Très classe, n’est-ce-pas ?!
Et puis, l’âge, la maladie, les séparations inévitables ont fait abandonner progressivement les cultures sur ce bout de terre sablonneux de Charente.
Une quinzaine d’années plus tard, alors que la ferme avait été vendue, Lily a souhaité faire son petit retour aux sources. Gentiment, elle a parlé avec un des “nouveaux” propriétaires. Un homme jeune, aimable qui tout d’un coup dans la conversation dit, avec une certaine lueur dans les yeux : “Il parait même qu’autrefois, il y avait des framboises dans les champs ! Oui, des framboises !… On en a retrouvé quelques pieds et les gens des
alentours nous l’ont confirmé.”
Des framboises ! Ah, oui … Lily a simplement ajouté en riant : “Je les ai ramassées pendant des
années ! Durant mon enfance, mon adolescence et même au-delà …”
Que le temps est un peu “cruel”, parfois ! Il parait même qu’autrefois, il y avait … des machines à vapeur et des voitures à cheval !
Commentaires
Ha ! des framboises dans le cognac ! Nous, on les met dans le rhum… pour les manger en hiver; c’est délicieux. Mais la plupart du temps, on n’a pas à les ramasser, on les achète au marché - grâce à des gens dévoués comme toi, Lily, et tes grand-parents, qui en cultivent… (Mais j’ai aussi une amie [haïkiste à ses heures] qui a un grand potager où elle cultive des framboises, des mûres, des bleuets et des cerises de terre et qui nous fait l’honneur de nous inviter une fois par été pour partager sa récolte - je sais donc un peu ce que c’est que de cueillir des framboises…)
Ton récit m’a mouillé les yeux.
Tant d’efforts conjugués, de beaux et durs moments passés ensemble, puis des années plus tard, plus rien. Enfin, pas rien puisque tant de souvenirs que tu évoques avec tant de détail. de passion.
Merci Lily.
… Une fin de récit sublimement pathétique.
Mais pourquoi donc sommes-nous en quête perpétuelle du passé ?
… Les tâches de framboise sont-elles aussi indélébiles que cela ?
Ton beau récit me rappelle
la douce liqueur que Maman faisait
avec les framboises du jardin.
comme tu nous les racontes bien, ces souvenirs de jeunesse! Merci Lily et merci aussi pour la citation de Charles Juliet
J’ai cueilli des pommes : le fruit est moins délicat et on n’avait pas à choisir selon la maturité.
Quelle attendrissante soupe au souvenir framboises que tu nous a contée !
Nostalgique mais combien tendre…
Oui nos enfances ou nos jeunes temps sont parfois riches de belles expériences..mais voilà tout change, évolue…et pas toujours harmonieusement…
Mais voilà c’est cela le changement…
De mon enfance je garde les pruniers de mes grand-parents, des reines-claude magnifiques et si goûteuses crues ou en tartes ou en confitures! m
Mon père a vendu la propriété à des parisiens qui ont les ont “assassinés” remplacés par des sapins d’ornements certes mais stériles…
J’en ai pleuré!!!
Chère Lily que cet été soit doux à ton coeur et joyeux en tes pensées…
On ne peut pas arrêter le temps…. Parfois, c’est cruel, d’ailleurs.
Bonne journée.
Un récit qui touche au coeur…
J’ imagine très bien ce que tu as du ressentir…c’ est un sentiment indéfinissable qui confirme la fuite inexorable du temps…
Oui Zéphyr , ta comparaison est bonne…les souvenirs sont aussi indélébiles que les taches de framboises de Lily..et c’ est tant mieux…le passé nourrit toujours le présent…la preuve..:-))
Belles vacances à toi Lily
Lily, tu me rappelles le travail sur notre ferme. Intense. Nous, c’était le ramassage du foin pour engranger pour les bêtes. De longues heures au soleil dans les champs.
Alors je peux imaginer tout le temps passé avec les framboises. Voilà la source de tous tes beaux récits. Ton imagination devait aller dans tous les sens, le temps que tu ramassais les framboises…:)
Que de retard j’ai pris à lire tes billets si délicieux… Progressivement, en les savourant jour après jour, je vais me mettre à jour. Un plaisir de retrouver ta façon d’écrire fluide et poétique. Des framboises j’en ramasse dans mon jardin. Pas facile avec ces mini-épines de partout. J’imagine tes journées harassantes qui aujourd’hui sont devenues des souvenirs précieux et indélébiles.